Ne doute pas qu’en août

Pour moi, le doute est une manière d’être au monde. Une attitude que je crois saine face aux certitudes ; je devrais dire face aux préjugés. Pour citer Lacan, l’évidence du fait n’excuse pas qu’on le néglige. Cela veut dire que rien n’est acquis et que tout se questionne. Mais pourquoi faire, me direz-vous ?! Il y a un grand nombre d’expériences en psychologie qui montrent, d’une manière ou d’une autre, que nous ne sommes pas des êtres rationnels. Un exemple très classique est ce qu’on appelle le biais de confirmation. Wikipédia nous dit que le biais de confirmation désigne le biais cognitif qui consiste à privilégier les informations confirmant ses propres idées préconçues ou ses propres hypothèses sans considération pour la véracité de ces informations et à accorder moins de poids aux hypothèses en défaveur de nos convictions. En conséquence, nous ne sommes que très rarement objectifs. A fortiori lorsque le sujet est hautement émotionnel, comme par exemple nos a priori sur les toxicomanes :

  • Ce sont des êtres faibles, qui n’ont pas de volonté
  • Consommer, c’est quand même un choix
  • Ce sont des délinquants
  • ils sont dangereux
  • etc.

Ces a priori sont des préjugés et les données scientifiques nous montrent qu’ils ne tiennent pas la route.

Pour en revenir au biais de confirmation, voici une expérience assez éclairante :

Dans un article paru en 2003 [1], un psychologue de Yale a réalisé l’expérience suivante : lui et son équipe ont d’abord fait passer à des étudiants un questionnaire sur leurs convictions politiques afin de les classer en démocrates ou républicains. Ensuite, ils leur ont fait lire un texte sur la réforme de l’aide sociale. À la moitié d’entre eux, ils ont expliqué que ce texte était soutenu par le parti Démocrate et à l’autre moitié qu’il était soutenu par le parti républicain. Résultats, lorsque le texte était soutenu par le même parti qu’eux, les étudiants ont évalué ce texte comme excellent, alors que lorsqu’il était attribué à l’autre parti politique, ils l’ont évalué comme mauvais. (En fait, l’expérience était un poil plus compliquée… En effet, il y avait deux textes sur la réforme de l’aide sociale réellement présentés. Un assez « généreux » et un assez « strict ». Et bien malgré la différence de contenu, l’appartenance au groupe politique pour évaluer la qualité de cette réforme s’est avérée plus importante que le contenu des textes eux-mêmes…)

Je pourrais citer des dizaines d’expériences différentes… Je pourrais également citer plein d’autres biais tout aussi intéressants et tout aussi inquiétants concernant notre capacité ou plutôt notre incapacité à raisonner de manière rationnelle. D’ailleurs, si ça vous intéresse, vous pouvez taper dans un moteur de recherche « biais cognitifs », vous verrez, c’est passionnant !

Mais bref, tout ça pour dire que nous sommes tous victimes, de manière plus ou moins forte, de ces biais. Cela laisse songeur sur les débats politiques… Mais également sur nos propres opinions ! Ainsi, le doute est pour moi la seule attitude acceptable ! C’est la manière de reconnaitre ces biais et de questionner en permanence nos certitudes, nos opinions, afin de pouvoir décider de façon plus objective et non plus d’être guidé par des préjugés ou des a priori sans fondements. La certitude, dans le fond, permet de ne pas penser. Le doute, au contraire, questionne et ainsi permet d’avancer.

Pour aller un peu plus loin, je citerais deux grands statisticiens, Box et Draper, qui ont écrit : Tous les modèles sont faux, mais certains sont utiles. Qu’est-ce que cela veut dire ? Nous avons besoin au quotidien, et souvent inconsciemment, d’avoir des règles qui régissent le monde. Cela nous permet de le rendre prédictible et donc moins effrayant. Par exemple, je sais que le soleil va se lever tous les matins et que même s’il fait mauvais temps, je sais qu’il est là quelque part, derrière les nuages. Je sais aussi que je réagis toujours plus ou moins de la même manière lorsque quelqu’un entre dans le bus et s’arrête droit derrière l’entrée, rendant difficile l’entrée pour les suivants, alors qu’il y a plein de place au centre du bus. Indication : ça m’énerve… On pourrait appeler l’ensemble de ces règles des modèles de compréhension du monde. On peut y ajouter la gravitation, et plein d’autres choses encore. Ce que nous disent Box et Draper, c’est que ces modèles sont faux ! Ou disons plutôt, imprécis. Mais qu’ils sont utiles. Par exemple, dans ma vie de tous les jours, je postule que la terre est plate. Cela me permet de ne pas trébucher à chaque pas… Mais lorsque je suis au bord de la mer et que je vois un bateau disparaitre derrière l’horizon, je me dis : Ah mais oui, je suis bête, la terre est ronde ! Un autre exemple, la gravitation, justement. C’est un modèle très utile dans 99% des situations. Mais il reste 1% de phénomènes qu’elle ne permet pas d’expliquer, ce que fait par contre, la relativité d’Einstein. Nouveau modèle (enfin, plus trop nouveau maintenant, sachant que la relativité restreinte a été élaborée en 1905). Faux lui aussi, mais qui permet d’expliquer plus de situations différentes. Jusqu’à ce qu’un nouveau modèle, encore meilleur, mais toujours imparfait, vienne le remplacer. Ainsi, là encore, si je sais que les modèles que j’ai dans la tête sont faux, alors j’ai le droit de les remettre en question. À nouveau, l’attitude générale est celle du doute et non de la certitude. Le doute comme moyen de corriger ma théorie du monde pour la rendre plus performante. Corriger ou parfois même l’abandonner complètement ! Comme lorsque je pensais, il y a longtemps, qu’il existait différentes races humaines – vous savez, les noirs, les blancs, etc. – jusqu’à ce que je lise les travaux de généticiens [2] qui montrent clairement que la notion de race, en ce qui concerne les humains, n’a absolument aucun sens d’un point de vue génétique.

Allez, une dernière citation pour terminer : Rien n’est plus dangereux que la certitude d’avoir toujours raison ! François Jacob

Stéphane Rothen, psychologue adjoint au Service d’addictologie.

[1] Cohen (2003) : Party over policy: The dominating impact of group influence on political beliefs. Journal of Personality and Social Psychology, 85(5):808-22. https://ed.stanford.edu/sites/default/files/party_over_policy.pdf

[2] Jorde & Wooding (2004): Genetic variation, classification and ‘race’. Nature Genetics, 36: S28 – S33. http://www.nature.com/ng/journal/v36/n11s/full/ng1435.html

Quelques liens pour aller plus loin :

Réalisation :  Gerard Calzada

Production : Service d’addictologie – HUG

Remerciements à :
Stéphane Rothen
Psychologue adjoint au Service d’addictologie

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